Un petit extrait du livre de mon grand-père sur son aventure canadienne.

Parisien , il avait mené à bien des études de commerce (HEC) pour rassurer  sa mère et il avait beaucoup voyagé dans les pays anglo-saxons , ce qui avait dû renforcer son goût de l'ailleurs .

Alors qu'il faisait des photos d'escalade dans les Apes autrichiennes , il fit la connaissance d'un Français qui s'était installé au Canada , y avait fondé un foyer et vivait très heureux du petit commerce qu'il avait créé . Il fut si enthousiasmé qu'il décida de partir lui aussi .

Dans l'Ontario , il rendit visite à un colon dont il avait rencontré de la famille en Europe .

" Cette visite fit sur moi une profonde impression .Le spectacle de cette vie toute simple me plut si fort que je résolus aussitôt de suivre la même voie, quel qu'effort que qu'il dût m'en coûter .

J'y écoutais avec de plus en plus d'enthousiasme le récit des tribulations , des luttes continuelles  et parfois des périls qui constituaient la vie de mon hôte: et je sentais s'éveiller en moi comme un appel , comme la soudaine révélation d'un idéal depuis longtemps poursuivi sans le connaître .

Premier contact avec la terre nordique , la chasse , la pêche , tout ce qui sera désormais ma vie , tout ce que je veux qu'elle soit ! Heures inoubliables où un changement s'est produit en moi ! "

ll poursuivit son chemin jusque dans l'Aberta , terme qu'il s'était fixé pour son voyage ..

Il trouva d'abord pour subsister un emploi de postier  , à North Edmonton. Son but était de rechercher une terre où il irait s'installer .

"Au Canada, pour obtenir une concession gratuite , un homestead , il suffit d'être âgé de dix-huit ans , de s'engager à rester sur la terre choisie six mois par an au minimum durant trois années consécutives. Il faudra défricher environ vingt-cinq acres (10 ha ) et les clôturer , construire une maison habitable et une écurie , creuser un puits et faire une récolte  . Ces conditions remplies , vous voilà propriétaire absolu de votre homestead et sujet britannique  ."

Il trouvera ce homestead à la pointe d'une presqu'île au bord du Cold Lake .Premier voisin : une réserve indienne , à quinze km .Tout était à défricher , rout à créer de ses mains .Trappeur et pêcheur pour vivre l'hiver .Paysan en été ...

La chasse et la pêche étaient alors nécessaires pour se nourrir , la trappe pour se procurer  de la fourrure  pour se  se protéger du froid .Au départ de l'aventure , nous étions en 1910 .

Ce grand-père est mort avant que j'aie l'âge de lui poser des questions .

J'ai quelques souvenirs de lui , dont des pyrogravures .Il était gaucher et ayant perdu l'usage de son pouce gauche suite à une de ses blessures de guerre , il a dû éduquer sa main droite et il y est parvenu , la preuve !

En lisant un article où il était question du débat sur les jouets genrés ou non , j'ai réalisé que dans mes premières années de lycée nous avions des cours typiquement genrés :  en 6ème et en 5ème , on nous enseignait la couture .A mon grand désespoir , ce n'était pas une option -d'ailleurs l'option n'existait pas à l'époque . Il fallait faire une pièce par semaine et des compositions tous les mois , notées  comme celles  des matières sérieuses . !

Et toutes mes  camarades savaient déjà coudre ( et se tricotaient des kilomètres de cache-nez ) comme des petites fées - donc  les explications de base furent zappées . Moi je débarquais d'une autre planète , je ne connaissais rien à tout cela et cela ne m'attirait pas du tout !

On nous distribuait des petites pièces de tissu blanc très fin et il fallait y réaliser toutes sortes d'ourlets et de coutures,  des boutonnières , des reprises , des plis , des fronces , des smokes etc, etc...

Nous avions de grands cahiers de travaux pratiques avec des pages cartonnées  bleues et d'autres en papier quadrillé .Il fallait découper des fenêtres dans la feuille cartonnée , y placer la réalisation  de la semaine et coller en-dessous la page blanche pour maintenir le tout .La partie découpée faisait de petits volets qu'on pouvait décorer .

Chez les autres , tout était impeccable .

Chez moi , seuls les volets et la décoration de feuillage que j'y ajoutais étaient présentables . A moi les ourlets boiteux , les boutonnières qui n'ouvraient pas 

A  la fin de l'année nous devions réaliser notre chef d'oeuvre suprême .Ce n'était pas l'épreuve pour le prix de Rome mais presque !  Un bavoir en 6ème et une brassière en 5ème . Eh oui , nous étions destinées à devenir des mères de famille et de bonnes maîtresses de maison !

Je me souviens en ce qui me concerne d'un bavoir asymétrique au feston incertain et poilu et d'une brassière qui n'avait qu'une manche et qui ne fermait pas 

Et il fallait que je récupère récupérer les notes catastrophiques en couture en faisant des prouesses  ailleurs !

Lorsque je devins  mère de famille , quelqu'un  eut  l'idée de m'offrir une machine à coudre , et des plus belles à l'époque  ! Waouh !

Il fallait par politesse que j'essaie d'en faire quelque chose de décent !

J'ai acheté des  bouquins engageants ,  j'ai chaussé mes lunettes et j'ai essayé de jouer le jeu .

 Une blouse pour mon fils qui était à la maternelle , un truc  avec des plis , s'il vous plaît ! Pourquoi faire simple on peut faire compliqué !

Bizarrement , il n'aimait pas du tout  la mettre !

Et pour ne pas être injuste , je me suis fait une robe d'été : pas de manches , c'était toujours cela de gagné .

Le résultat n'était pas trop  moche , sauf dans le dos  la fermeture-éclair qui gondolait un peu .Mais tant que je pouvais la remonter et  en marchant vite ...

"Sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord et l'ennui , araignée silencieuse , filait sa toile dans l'ombre à tous les coins de son coeur "

Flaubert . Madame Bovary .

Je ne sais pas pourquoi j'ai fredonné ce matin cette chanson de Brassens  , association d'idées sans doute à force d'entendre actuellement le peu de ménagements avec lequel certains parlent actuellement des personnes âgées  et les opposent parfois ...

Marquise si mon visage

A quelques traits un peu vieux

Souvenez-vous qu'à mon âge

Vous ne vaudrez guère mieux

le temps aux plus belles choses

Se plait à faire un affront

Et saura faner vos roses

Comme il a ridé mon front ...

Vous connaissez la suite de cette chanson de Brassens d'après des vers de Corneille  dont la chute a été malicieusement modifiée par Tristan Bernard ...

Bernardo Strozzi .Allégorie de la Vanité .

" Hâte-toi de bien vivre et songe que chaque jour est à lui seul une vie ".

Pas facile d'appliquer cela actuellement mais mieux vaut faire le pari , quel que soit l'âge ! Nous sommes tous embarqués dans la même galère !